« – Ne vous inquiétez pas, dit le gardien. Le nouveau parti n’a pas d’Hitler à sa tête, Hitler est mort.
– Son esprit est vivant et il occupe bien des têtes. »
La boucle est bouclée. Après cinquante années d’exil et sept romans hantés par le spectre de l’holocauste, Hilsenrath rentre au bercail. Lui qui a vécu la moitié de sa vie aux Etats-Unis n’a pourtant jamais cessé d’aimer sa langue maternelle. Ecrire lui est indispensable. Ecrire en allemand est vital.
Pour ce retour définitif, c’est à Berlin-Ouest qu’il pose ses valises. L’humeur y est au bouillonnement culturel dont il a besoin pour trouver un éditeur local, publier son roman Le Juif et le SS et devenir écrivain à succès dans son pays natal. Problème : l’Allemagne a refoulé trop d’atrocités. La digestion est difficile et menace de laisser ressurgir le monstre nazi qu’elle a longtemps essayé d’oublier. Comment, dans ce contexte de culpabilité générale, pourrait-elle se montrer prête à entendre ce que Lesche souhaite raconter ?
Ouvertement autobiographique, Terminus Berlin marque le point de convergence de l’œuvre d’Hilsenrath. Il s’agit du récit qui fait le lien, de celui qui signe la fin d’années d’errance et d’introspection. Après s’être longtemps interrogé sur la Shoah, l’auteur décide de se tourner vers l’avenir. Pour autant, il ne s’agit pas de résorber le traumatisme, mais d’y puiser la matière qui permettra de ne pas répéter les erreurs du passé. Car derrière la société de consommation et du divertissement en place à la fin des années 1980 se dessine une crise au goût de déjà vécu. Elle porte le nom de néofascisme et s’exprime de plus en plus librement par la bouche d’une jeunesse confrontée au chômage et à l’inaction des gouvernements. Il devient impératif de désigner un responsable du désœuvrement. Quoi de plus facile que d’accuser les populations minoritaires ? Ce furent les Juifs dans les années 1930 et 1940. Ce sont les étrangers dans l’Allemagne de 1989… et dans l’Europe de 2019.
Terriblement actuel, Terminus Berlin sonne comme un avertissement aux générations futures. Parce qu’elles n’ont pas connu l’holocauste autrement que dans les manuels scolaires, elles se montrent plus enclines à éclipser un pan crucial de l’Histoire. Les esprits s’endorment pour devenir le terreau fertile des dogmes de l’extrême droite, du racisme et de l’intolérance. Qui n’a jamais été tenté de se laisser convaincre par des raisonnements biaisés qui donnent à entendre ce qu’on voulait entendre ? À cela, Hilsenrath oppose un discours sans appel : il faut s’extraire de cette paresse intellectuelle et ne jamais cesser de penser. Faute de quoi se répèteront inlassablement les erreurs et les horreurs du passé.
Terminus Berlin clôt l’œuvre d’Edgar Hilsenrath. Après l’avoir publié, l’auteur a décidé de ne plus rien écrire, jugeant qu’il avait transmis tout ce qu’il avait à dire.
« Il a survécu à l’holocauste, dit Elfriede. Les nazis ne sont pas arrivés à le tuer. Il appelait cela de la chance.
– Les nazis n’y sont jamais arrivés, dit Anahid.
– En fin de compte ce sont leurs petits-fils qui ont fait ce que les anciens nazis n’avaient pas pu faire.
– Les petits-fils des anciens nazis ?
– Les petits-fils des anciens nazis. »