« Il semblait si pauvre que ça m’a rendu furieux. Je connaissais une kyrielle de gens pauvres, mais Manuel n’avait pas besoin d’être pauvre ‘à ce point’. »
Arturo Gabriel Bandini. En voilà un nom qui a de la gueule ! L’alter ego de Fante n’a pas vingt ans, mais il est intimement convaincu d’être un génie. Pour preuve : il ne se repaît que de Nietzsche, Schopenhauer et Spengler, défit quiconque se croit plus intelligent d’expliquer ce qu’est la Weltanschauung d’Hitler, trouve que son steak est antédiluvien, archaïque, primitif, paléontologique, antique, sénile et décrépit, écrit un premier roman de trente-trois mille cinq cent soixante mots dont quatre cent trente-huit pour une seule phrase. Arturo Gabriel Bandini n’a pas de talent. Il EST le talent.
Se plonger dans La Route de Los Angeles, c’est se vautrer dans l’insolence mégalo poussée à son paroxysme. Fante ne censure rien : son Bandini est un concentré de vulgarité, de misogynie, de dédain, d’orgueil, de grandiloquence, de sadisme, de convoitise, de masochisme, de dépravation, de blasphème et d’arrogance. Bandini peut passer un après-midi entier à pulvériser des crabes, écrabouiller des mouches, étriper des poissons. Bandini se mord le pouce jusqu’au sang et s’arrache les cuticules. Bandini suit des femmes dans la rue. Chez lui, il en déchire des photos rêvant secrètement qu’il les abat pour sauver le caractère divin de son âme. Mais Bandini est avant tout un écrivain en puissance, un artiste à l’imagination débordante et au futur indécemment glorieux.
Suivre La Route de Los Angeles en compagnie d’un jeune homme si subversif relève de la folie furieuse. L’œuvre tout entière est une délicieuse provocation. Une jouissance coupable qui rappelle volontiers le plaisir que l’on éprouve à lire les déboires misérables, crasseux et scato de Bukowski. Fait intéressant : Bukowski vouait un tel culte à Fante qu’il l’a fait rééditer pour le sortir de l’oubli tant redouté par Bandini. On comprend dès lors que Buk était simple disciple. Le vrai maître, c’est John Fante.
« Ma valise à la main, j’ai marché jusqu’à la gare. Il y avait dix minutes d’attente avant l’arrivée du train de minuit pour Los Angeles. Je me suis assis et j’ai réfléchi à mon prochain roman. »